Cette page constitue le support et le complément d'une communication sur
L'histoire des colloques 'scientifiques' de Cerisy
présentée le 29/8/2002 par Jérôme
Segal (maître de conférences en histoire des sciences
et épistémologie) au colloque "Pontigny, Cerisy dans le S.I.E.C.L.E.
(Sociabilités Intellectuelles Echanges Coopérations Lieux
Extension)" qui s'est tenu du 23 au 31 août à Cerisy-la-Salle
(Manche). Le programme
complet du colloque se trouve sur le site
officiel du Centre Culturel International de Cerisy.
Sur ce site, vous trouverez le texte de
l'intervention préparée (à télédécharger
au format RTF), des compléments aux différentes parties de
cette intervention (ci-dessous) et enfin l'intervention
elle-même (au format html, sans les notes).
Il est également
posible de lire (au format JPG), l'article
publié avec Guillaume Lecointre dans Charlie Hebdo le 18 septembre
2002 et l'article publié dans La Raison en
mars 2003 (version plus longue).
Légende
Liens
Fichier au format PDF à
télédécharger de ce site
Introduction
1. L’esprit ‘Cerisy’, trait d’union entre deux cultures
(1952-1960)
2. Sciences et société, des catalyses réussies
(1961-1981)
3. Le danger de ce que Henri Atlan appelait « la
confusion la plus totale » (1981-2001)
4. Postérité et diffusion
Vers un premier bilan ?
Un esprit, une logique, une philosophie ?
Le témoignage de Jean-Louis Le Moigne
La question de la modernité
La thèse de doctorat de l'auteur sur l'histoire de la cybernétique et de la théorie de l'information
Le colloque à l’origine de l’Oulipo
L'histoire de L'Ouvroir de Littérature Potentielle
Deux grandes figures des colloques scientifiques : François Le Lionnais et René Poirier
Sur François Le Lionnais et l'Oulipo : Magazine littéraire n°398 de mai 2001.
Le colloque sur l’auto-organisation et la naissance du CREA.
La table des matières des actes du colloque sur l'auto-organisation.
Site actuel du CREACentre de Recherche sur l’Epistémologie et l’Autonomie devenu Centre de Recherche sur l’Epistémologie Appliquée.
Site du CREA tel qu'il était en 1999, avec une présentation différente...
Une lecture de deux livres de Jean-Pierre Dupuy, Ordres et désordres (1982), et Pour un catastrophisme éclairé.
Des colloques en forme d’hommages un peu trop respectueux (Thom- Prigogine)
La table des matières des actes du colloque Thom
La table des matières des actes du colloque Prigogine
Site de Jean Petitot au CREA
J.-M. Lévy-Leblond, « Des mathématiques catastrophiques », Critique, avril 1977, Tome XXXIII, Nº359, pp. 430-441
Jean Bricmont, « Science of Chaos or Chaos in Science ? », Physicalia Magazine, 17, (1995) 3-4, pp.159-208 (en HTML, voir ici pour d'autres formats de cet article également publié dans The Flight from Science and Reason, Annals of the New York Academy of Sciences 775, ed. by P.R. Gross, N. Levitt, M.W. Lewis, The New York Academy of Sciences, New York 1996, pp. 131-175)
De l’union rationaliste à l’abandon du rationnel
Le site de Starhawk, la sorcière invitée à Cerisy en août 2000 (qui revendique son titre de 'sorcière')
Le site de Maud Kristen, voyante invité au même colloque « Cultures : guerres et paix », sous la direction de Tobie Nathan, Olivier Ralet et Isabelle Stengers (elle mentionne ici sa participation au colloque)
Le site au sujet de Bertrand Méheust, spécialiste en ovni, somnambulisme et médiumnité, invité du colloque.
Le cas du colloque Henri Atlan
La table des matières des actes du colloque Henri Atlan
De l’importance de la maison d’édition
Le témoignage de Benoît Peeters
(les notes de bas de page ne sont que dans la version
RTF)
Introduction
1.L’esprit ‘Cerisy’, trait d’union entre deux cultures
(1952-1960)
Un esprit, une logique,
une philosophie ?
La question de la modernité
Le colloque à
l’origine de l’Oulipo
2. Sciences et société, des catalyses
réussies (1961-1981)
Deux grandes figures
des colloques scientifiques : François Le Lionnais et René
Poirier
Le colloque sur l’auto-organisation
et la naissance du CREA
3. Le danger de ce que Henri Atlan appelait « la
confusion la plus totale » (1981-2001)
Des colloques en forme
d’hommages un peu trop respectueux (Thom-Prigogine)
De l’union rationaliste
à l’abandon du rationnel
Le cas du colloque
Henri Atlan
4. Postérité et diffusion
De l’importance de
la maison d’édition...
Vers un premier bilan ?
1/ 1960 : En marge de la Science Nouvelle, direction R. Poirier, Publication Mouton
2/ 1961: La Vie et la Pensée dans l'Univers, direction F. Le Lionnais, non publié
3/ 1963: Pensée artificielle et pensée vécue, direction F. Le Lionnais, non publié
1964: Le Temps, direction J. Hersch, R. Poirier, M. Souriau, publication Mouton
1965: La Sexualité, direction M. Aron, C. Courrier, E. Wolff, publication Plon
4/ 1970, L'homme devant l'informatique, (1972 10/18 : Révolutions informatiques)
5/ 1970, La créativité artistique et scientifique (1972 10/18 : Arts et science, de la créativité)
1980: Regards sur la théorie des Graphes, direction P. Hansen, D. de Werra Publication, Presses Polytechniques Romandes
6/ 1981: L'auto-organisation, de la physique au politique, direction P. Dumouchel, J.P. Dupuy, publication Seuil
1981 : Karl Popper et la Science d¹aujourd¹hui, direction R. Bouveresse, publication Aubier
7/ 1982: Logos et théorie des catastrophes (à partir du travail de R. Thom), direction J. Petitot, Publication Patino
8/ 1983: Temps et devenir (à partir du travail d¹Ilya Prigogine), direction J.P. Brans, I. Stengers, P. Vincke, Editions Patino
9/ 1984: Les théories de la complexité (autour des travaux d¹Henri Atlan), direction F. Fogelman, M. Milgram, publication Seuil
1985: Dynamique et diffusion de la connaissance scientifique, direction S. Diner, G. Lochak, non publié (pas d’archives éposées)
10/ 1987: Approches de la cognition, direction D. Andler, publication Gallimard (Folio), 2 éditions
11/ 1990: Le continu mathématique, direction J.M. Salanskis, H. Sinaceur, publication Springer-Verlag (pas d’archives déposée)
1991: Les mathématiques et l¹art, direction M. Loi, publicaiton Hermann
1999: Le réel en mathématiques : Mathématiques et Psychanalyse, dirction P.Cartier, N. Charraud, M. Loi ( à paraître)
12/ 2000 : Propositions de paix, Revue Ethnopsy, n° 4, avril 2002, dir. T. Nathan, O. Ralet, I. Stengers
Toujours dans un souci de transparence, je dois encore vous
dire avant d’entrer dans le vif du sujet que j’ai complété
mes sources avec quelques entretiens et échanges par courriels avec
des participants, notamment Daniel Andler pour les sciences cognitives,
Henri Atlan pour l’auto-organisation et la complexité, Miora Mugur-Schächter
pour un regard extérieur sur la place des mathématiques à
Cerisy (notamment lors du colloque consacré à l’auto-organisation)
mais aussi Antoine Danchin et Jean-Marc Lévy-Leblond pour un point
de vue sur l’ensemble des colloques.
« Son originalité est dans son caractère authentiquement interdisciplinaire. L’interdisciplinarité se construit, par conjonction de talents, contre la dispersion rhapsodique. » (p. iii)Nous verrons qu’on peut parfois se demander si cette dispersion rhapsodique n’est pas apparue dans certains colloques – je pense au début des années 80 – mais d’ores et déjà on peut se réjouir de voir que durant cinquante ans, le Centre Culturel International de Cerisy (CCIC) a réussi à créer les conditions d’un dialogue entre différentes disciplines, littéraires ou scientifiques. C’est ce dialogue qui, parfois, à permis la « production d’idées » au sens où l’entendait Alain Touraine, et c’est un point positif indéniable, trait de ‘l’esprit Cerisy’.
« (…) on considère – par suite d’un regrettable appauvrissement de la tradition de la Renaissance – que la culture est essentiellement littéraire, historique et artistique. Un homme n’est pas considéré comme inculte s’il ignore tout de l’œuvre de Galilée, Descartes, ou de leurs successeurs. » (Le Courrier de l'Unesco, 1958).Un an plus tard, C.P. Snow publiait son célèbre essai, The two cultures. On doit reconnaître aux colloques Cerisy le mérite d’avoir généralement tenté, lors des colloques, de franchir ce gouffre entre les deux cultures.
« Ne dois-je pas reconnaître ma chance, en me souvenant que je fus associé à une des premières tentatives d’E. Heurgon voulant ouvrir pragmatiquement Cerisy aux ‘deux cultures’ ? »Cette ouverture a été marquée par une ‘philosophie Cerisy’ proche du rationalisme spéculatif qu’on essaiera de mieux cerner plus tard et qu’on peut déjà placer dans la continuité de celle qui animait les décades de Pontigny. C’est ainsi que des scientifiques ont pu côtoyer des religieux comme l’Abbé Morel (qui dirige deux colloques), le Révérend Père Russo ou le dominicain Dubarle, tous invités par Anne Heurgon-Desjardin.
« Le sentiment de mystère et de transcendance s’est-il amenuisé ou accru par le progrès de la science, et le matérialisme classique garde-t-il un sens pour nous ? »Cette remise en cause du matérialisme au profit d’une philosophie plus spéculative n’apparaît pas dans les actes publiés. On trouve cependant des passages qui relèvent de questionnements analogues
« La science (...) recueillera-t-elle ce qu’il peut y avoir de valable dans la parapsychologie, dans les faits de prémonition ou de communication des consciences ? » (p. 10)Aussi n’est-on pas surpris de voir le médecin et biologiste Max Aron (1892-1974) défendre des positions finalistes voire vitalistes dès le premier exposé, intitulé « biologie et finalité » (ceci se passe deux ans après le colloque consacré à Pierre Teilhard de Chardin). Le Père Rousso prend d’ailleurs une part active aux débats qui suivent, tout comme après la communication d’Olivier Costa de Beauregard sur « l’irréversibilité du temps physique » où il est question de « communication entre psychismes habitants des régions de l’univers où l’évolution thermodynamique se ferait (par hypothèse) en sens opposés. » (p. 207)
« Nous savons que la carte chromosomique représente un fichier à cartes perforées définissant un ensemble de caractères susceptibles de variabilités selon qu’on a perforé dans cette case ou qu’on n’a pas perforé. » (p. 71).Le mérite revient à François Le Lionnais (1901-1984), d’avoir clairement défini les concepts en jeu, ici celui d’information, avec son intervention sobrement intitulée « qu’est-ce que l’information ? ».
« (…) nos mathématiques, par leur structure, par leur esprit, ne sont plus celles qu’on envisageait au début du siècle. Elles ne sont plus géométriques et intuitives au sens classique, elles sont devenues logico-algébriques, abstraites. Elles sont devenues un langage (…) . » (p. 8)Profondément interdisciplinaire, la notion de structure se retrouve au centre d’un passionnant colloque qui se tient juste après celui sur la science nouvelle, en septembre 1960.
Le Lionnais, quant à lui, organise deux colloques importants pour la période qui nous occupe ici, tous deux non publiés. Le premier, « La vie et la pensée dans l'univers » : s’intéresse comme le dit le texte introductif que l’on peut consulter en archives, au moment où « le problème de la pluralité des mondes habités entre dans le domaine de la Science positive. » On retrouve à ce colloque Rémy Chauvin alors au Laboratoire d’éthologie expérimentale de Bures-sur-Yvette, aujourd’hui encore chef de fil du spiritualisme, avec une intervention dont le titre n’étonnera personne : « A la recherche de la pensée dans l'univers. »
En 1963, Le Lionnais organise un autre colloque dans le même
esprit, « Pensée artificielle et pensée vécue
», également non publié. On y retrouve deux autres
membres fondateurs de l’Oulipo, Raymond Queneau et Jacques Duchateau. La
cybernétique apparaît là encore très présente
et Le Lionnais se fait son évangélisateur : « Entre
la crédulité naïve, le snobisme, le sensationnalisme
des uns et les dénégations systématiques et l’opposition
systématique des autres, la Cybernétique poursuit son chemin
vers des réalisations que l’homme moderne ne peut ignorer. »
Cet « homme moderne » est également celui
qui, dans un colloque que Le Lionnais a cette fois réussi à
publier, se retrouve « devant l’informatique » : le titre de
ce colloque qui a lieu en juillet 1970 est précisément «
L’homme devant l’informatique » et Le Lionnais effectue à
nouveau, comme pour le colloque de 1960, un grand travail de clarification,
voire de démystification, au sujet de ce qu’on est en droit d’attendre
des Révolutions informatiques (titre des actes).
Dans les listes d’inscription à ce colloque sur l’informatique,
on note la présence d’une jeune femme qui connaît bien les
lieux : « Mlle E. Heurgon », présentée avec la
mention « Doctorat de 3ème cycle en mathématiques,
Inspecteur à la RATP. » Comme elle l’écrit elle-même
dans le catalogue de l’exposition De Pontigny à Cerisy - Un siècle
de rencontres intellectuelles, elle a tenu à partir du moment où
elle a assuré la co-direction du Centre à « privilégier
la modernité », suivant en cela la voie tracée par
François Le Lionnais. Des théories déjà bien
implantées à l’étranger ont ainsi pu connaître
une plus large diffusion en France. Après la cybernétique
et l’informatique, ce fut le tour en 1978 de la recherche opérationnelle
(colloque publié en 1980).
Cet intérêt pour la science en train de se faire
était déjà manifeste lors du premier bilan dressé
par Edith Heurgon en 1983 dans le Livre sur les Trente ans de colloques
et de rencontres. Edith Heurgon écrivait :
« Nul doute que le secteur qui a connu dans les récentes années le développement le plus vif soit celui des problèmes relatifs à la science d’aujourd’hui et ses enjeux : de la théorie des graphes à la théorie des catastrophes, des problèmes de la décision à ceux de l’apprentissage et de l’auto-organisation, de l’œuvre de Karl Popper à celle qui sera étudiée en juin prochain du Prix Nobel Ilya Prigogine. » (p. 25)Voyons ce qu’il en fut au colloque aujourd’hui le plus cité parmi les colloques scientifiques de Cerisy, le colloque sur l’auto-organisation.
« Mise en garde contre la légèreté avec laquelle parfois on fait circuler les métaphores scientifiques, mise en garde contre l’autorité qu’indûment le prestige de la science trop souvent confère. »Ils ajoutaient immédiatement :
« Il nous est apparu que nul mieux qu’Isabelle Stengers n’était à même de la proférer. Echaudée par le sort qui a été réservé à l’ouvrage qu’elle a publié avec Ilya Prigogine, La nouvelle Alliance, elle ne sait que trop ce qu’il en coûte au scientifique d’apparaître comme un prophète. » (p. 19)Isabelle Stengers (née en 1949), représente mieux que quiconque l’unité des colloques qui se sont tenus à Cerisy dans les années 1980 puisque le Colloque Prigogine de 1983 constitue comme nous allons le voir un événement marquant dans l’histoire des colloques scientifiques. Isabelle Stengers allait rapidement devenir membre du CESTA, le Centre d’étude des systèmes et technologies avancées liée par une convention au Groupe science culture d’où avaient émergé le CREA et le LDR.
« Cet événement a paru doter de sens, rétroactivement, toute une série d’événements passés, victoires, défaites, unions, désunions, obstinations, découragements, etc. qui autrement n’en auraient pas eu ou auraient eu un sens totalement différent. Eh bien cette dotation rétroactive de sens, si étrange soit elle au premier regard, n’est pas ce qu’il y a de plus difficile à concevoir dans l’histoire des hommes. Car un programme, au sens cybernétique du terme, réalise fort bien cette apparente inversion de l’écoulement du temps. » (p. 137)La cybernétique avait toujours cours à Cerisy et on remarque que vingt ans plus tard, le propos de Dupuy a peu changé. Dans son dernier livre, Pour un catastrophisme éclairé , il entend encore penser le passé à partir du futur, partir d’une certitude de l’événement au lieu d’une probabilité, comme dans le principe de précaution (remis en cause par Dupuy). Le temps du projet est schématisé selon lui par « la boucle avec rétroaction du futur sur le passé ».
En résumé, on peut dire que le colloque sur l’auto-organisation
présente des traits de continuité avec les colloques scientifiques
précédents (avec le passage de la ‘première’ à
la ‘seconde’ cybernétique) et qu’il fut un succès si l’on
s’intéresse à l’institutionnalisation des recherches sur
l’auto-organisation. La publication des communications avec les discussions,
au Seuil (mais nous reviendrons plus loin sur le choix des éditeurs),
a de plus permis une large diffusion des actes de ce colloque.
Au colloque René Thom, on remarque que c’est le mathématicien
qui fait lui-même l’exposé introductif et assure seul les
conclusions. Les sept parties du colloque ne reflètent à
aucun moment les vives controverses qui ont accompagné le développement
de la théorie des catastrophes. Aucune discussion n’est d’ailleurs
rapportée dans l’ouvrage qui n’est qu’une compilation des contributions
présentées. Rappelons alors pour faire bonne mesure quelques
écrits d’un physicien philosophe qui comme les colloques scientifiques
de Cerisy, a beaucoup œuvré pour le rapprochement des deux cultures,
Jean-Marc Lévy-Leblond. Le rôle du mot ‘catastrophe’
est assez intéressant car on peut le rapprocher de celui joué
par le mot ‘autopoïèse’. Lévy-Leblond note avec raison
qu’on devrait appeler plus sobrement la théorie des catastrophes
‘Théorie des changements de forme’, puisque Thom écrit :
« ces changements de forme qu’on appellera catastrophes ».
D’un point de vue épistémologique, la nostalgie aristotélicienne
de Thom le conduit à proposer une utilisation herméneutique
de la théorie des catastrophes. Il affirme « Elle seule peut
assurer à l’interdisciplinarité une base rigoureuse: il n’est
pas déraisonnable d’en attendre une renaissance de la ‘philosophie
naturelle’. »
On comprend dès lors, avec cet éloge de l’interdisciplinarité,
comment la théorie des catastrophes a pu s’inscrire dans l’esprit
Cerisy. Lévy-Leblond l’avait bien vu, pour les sciences humaines
au statut épistémologique mal assuré
« (…) quelle aubaine ce serait si la théorie des catastrophes leur apportait enfin l'outil mathématique attendu, la formulation rigoureuse espérée. » (p. 433)Prémonitoire, il annonçait que sans une réelle réflexion sur les liens entre mathématique et langage, « il est à craindre que la théorie des catastrophes ne soit utilisée que comme un gadget conceptuel, placage analogique et alibi mathématique de disciplines en quête de respectabilité. »
« Newton donna, au XVIIe siècle, ses titres de noblesse à la physique des phénomènes répétitifs et réversibles. On sait l’influence qu’il a exercé sur le développement foudroyant du monde contemporain. Cette physique pourtant n’explique pas tout.Chacun appréciera la modestie qui marque ce parallèle entre Newton et Prigogine…
Ilya Prigogine (Prix Nobel de Chimie 1977) fait partie des savants du XXe siècle qui ont lancé la Physique sur de nouvelles voies : celle des phénomènes irréversibles, des fluctuations, des points de bifurcation, des structures dissipatives. Ses travaux constituent une contribution essentielle au développement de la Physique et de la Chimie, mais ils ont aussi la particularité remarquable d’avoir suscité de nouvelles recherches dans des domaines aussi différents que l’Economie, la Sociologie, la Biologie, et la Philosophie. » (italiques dans le texte original)
« Je sais que le rationalisme spéculatif de René Thom se trouve contesté aussi bien par le scientisme positiviste que par le gauchisme épistémologique. »Là encore, puisque M. Petitot est parmi nous, je lui laisse le soin de nous préciser sa pensée s’il le souhaite. Concernant l’abandon du rationnel, je voudrais juste dire deux mots du colloque qui s’est tenu en août 2000, « Cultures : guerres et paix », sous la direction de Tobie Nathan, Olivier Ralet et Isabelle Stengers. On peut lire dans l’argument que ce colloque avait « pour enjeu de sortir du ‘grand partage’, comme on dit, entre ceux qui seraient définis en termes de croyance, culture ou traditions, et ceux qui auraient appris à faire la séparation entre l’universel et la particularité ». Pour mener à bien cette noble tâche propre au courant postmoderne, une sorcière était invitée, Starhawk (l’introduction d’un de ses livres est d’ailleurs reproduite dans le recueil). On comprend mieux en consultant son site, www.starhawk.com, comment Mme Stengers a pu grâce à ‘Starhawk’ actualiser les propos qu’elle tenait avec Prigogine dans La nouvelle Alliance publié en 1979 : « Starhawk is the Author of The Spiral Dance, The Fifth Sacred Thing, and other books that link an earth-based spirituality to action to change the world. ». Lors de ce colloque, précisons encore pour un compte-rendu plus complet qu’une après-midi était consacrée – je cite – au « Commerce avec les invisibles ici et là-bas », avec la participation d’une voyante, Maud Kristen, qui vend ses services sous www.maudkristen.com et Bertrand Méheust, spécialiste en ovni, somnambulisme et médiumnité. Sur la page web de Maud Kristen, on lit cette information publicitaire sous sa belle photo « Elle sera une des invités de Tobie Nathan, Olivier Ralet et Isabelle Stengers au colloque ‘Cultures : Guerres et paix’, organisé au château de Cerisy au mois d’Août 2000. »
« lorsque nous faisons de la chimie par exemple, ou bien lorsque nous faisons de la biologie, ou lorsque nous faisons de la psychiatrie ou lorsque nous faisons de la sociologie, eh bien je crois que la situation cognitive dans laquelle nous sommes dans toutes ces différentes attitudes là, est différente, et que par conséquent il est illusoire d'essayer de trouver un discours unifié pour parler de toutes ces situations-là; et chaque fois que l'on veut trouver ce discours unifié et bien on tombe dans la confusion la plus totale. » (d’où le titre de cette partie de mon intervention)Ce colloque, marqué « colloque CREA » dans l’histoire des colloques scientifiques, comme celui sur les « approches de la cognition » (dirigé par Daniel Andler en 1987), « Philosophie, sciences humaines et études de la cognition » (Andler, 1990), « Les limites de la rationalité et la constitution du collectif » (Dupuy, 1993) ou celui sur la philosophie morale (Dupuy, 1998), est donc à placer dans la lignée de celui sur l’auto-organisation. Cette remarque liminaire de Henri Atlan montre que des précautions ont été prises quant à l’utilisation des analogies et métaphores.
« Dans les applications possibles aux sciences humaines, mes travaux étaient plutôt en rivalité avec ceux de Maturana et Varela, comme on peut s’en rendre compte en lisant les comptes rendus du colloque de Cerisy. Mais ils n’étaient pas toujours compris et ont donné lieu a beaucoup de malentendus : par exemple sur le rôle du paradoxe et de la contradiction alors que le formalisme de la théorie de Shannon modifiée en complexité par le bruit servait à résoudre le paradoxe du bruit organisationnel en établissant ses limites de validité et des conditions nécessaires (redondance, fiabilité, etc.). »Sur les liens entre entropie et désordre, souvent abordés dans les exégèses des travaux de Prigogine, Atlan prenait encore du recul, précisant :
« Dire que l’entropie mesure un niveau de désordre est trop rapide. L’ordre et le désordre sont appréciés par rapport à des situations données et a des critères multiples (utilité, habitude, régularité spatiale ou temporelle parfois subjective, etc.). L'entropie n'est qu'une mesure d’homogénéité statistique, qui, le plus souvent est perçue à tort ou à raison comme désordre statistique. La relation entre entropie physique et entropie de message de Shannon est formelle dans la plupart des cas. »Approuvant la dénonciation par Sokal et Bricmont en 1997 des utilisations abusives des métaphores, il nous confiait :
« Dans le cas de Prigogine c’est pire semble-t-il car lui est évidemment soumis à des interprétations délirantes, dans tous les sens… et quelquefois lui il les cautionne. Parfois même il les précède presque. (…) La diatribe de Sokal est justifiée. »
« je m'aperçois à quel point certains aspects sont très largement dépassés. (...). Je crains que la remarque que je viens de faire ne soit valable pour d’autres textes. »La communication est finalement publiée avec l’ensemble des autres l’année suivante, aux Editions Patiño.
« La modernité avait son palais d’été. C’était le château de Cerisy-la-Salle, dont les colloques faisaient d’autant plus rêver qu’ils étaient publiés dès l’année suivante dans la collection 10/18. (…) Jamais pourtant, la magie de cette première décade ne se renouvela tout à fait. Les colloques avaient cessé de paraître dans cette collection de poche qui contribuait à les rendre mythiques, fixant les débats en même temps que les conférences (plus tard, ce ne seraient plus que d’horribles digests, puis les discussions, qui formaient la vraie substance de ces rencontres, disparaîtraient des volumes censés les restituer). »Dans la publication en 1991 des actes du colloque Atlan (1984), Françoise Fogelman Soulié explique :
« (…) nous avons d’abord tenté de retranscrire les discussions qui ont suivi chaque conférence, mais, devant la richesse du matériel disponible, nous avons dû renoncer : il aurait fallu un ouvrage d’une taille double de celui-ci. »'Les limites de la rationalité' (colloque de 1993) ont pu paraître (en 1997) en deux tomes aux Editions La découverte mais sans la moindre mention des discussions… Où est passé l’esprit Cerisy ?
«Au sens le plus large, [elle] contient un tableau d’ensemble non seulement des méthodes mais des résultats de la science. Elle dispose ceux-ci rationnellement, en distinguant ceux qui paraissent assurés et définitifs, ceux qui sont vraisemblables, ceux qui constituent simplement des hypothèses. Elle s’interroge sur leur signification et leur valeur réelles. »Curieusement, quatre colloques de Cerisy, ceux sur l’auto-organisation, Thom, Prigogine et Atlan, font l’objet de sévères critiques dans un livre récemment publié par la philosophe Dominique Terré, intitulé Les dérives de l’argumentation rationnelle. Dans son livre sur L’irrationnel, Gilles Gaston Granger épinglait aussi quelques intervenants des colloques Cerisy – et encore ignorait-il qu’un colloque avec sorcière et voyante était en préparation.
« (…) doser habilement la participation des conférenciers extérieurs au réseau [les membres de l’Action Thématique Programmée évoquée tout à l’heure] et celle des membres du réseau lui-même. Une solution réside dans le rôle de discussants (sic.), dont l’intervention à la suite d’une conférence proprement dite, peut être substantielle. »En ma qualité de « conférencier extérieur », vous comprendrez que je doive à présent laisser la parole à Jean Petitot… Une toute dernière remarque toutefois : les auditeurs désireux d’en savoir plus sur les colloques scientifiques de Cerisy pourront consulter la page web que je leur ai préparée à l’adresse http://cerisy.free.fr