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 Cette page constitue le support et le complément d'une communication sur

L'histoire des colloques 'scientifiques' de Cerisy

 présentée le 29/8/2002 par Jérôme Segal (maître de conférences en histoire des sciences et épistémologie) au colloque "Pontigny, Cerisy dans le S.I.E.C.L.E. (Sociabilités Intellectuelles Echanges Coopérations Lieux Extension)" qui s'est tenu du 23 au 31 août à Cerisy-la-Salle (Manche). Le programme complet du colloque se trouve sur le site officiel du Centre Culturel International de Cerisy.
 Sur ce site, vous trouverez le texte de l'intervention préparée (à télédécharger au format RTF), des compléments aux différentes parties de cette intervention (ci-dessous) et enfin l'intervention elle-même (au format html, sans les notes).
Il est également posible de lire (au format JPG), l'article publié avec Guillaume Lecointre dans Charlie Hebdo le 18 septembre 2002 et l'article publié dans La Raison en mars 2003 (version plus longue).


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Introduction
1. L’esprit ‘Cerisy’, trait d’union entre deux cultures (1952-1960)
2. Sciences et société, des catalyses réussies (1961-1981)
3. Le danger de ce que Henri Atlan appelait « la confusion la plus totale » (1981-2001)
4. Postérité et diffusion
Vers un premier bilan ?
 

Introduction

Un article de Pierre Crépel, historien des sciences, intitulé "Histoire.com ? - La recherche en sciences humaines, et singulièrement en histoire, est-elle vouée à de multiples formes de 'privatisation rampante' et à une 'dérive utilitariste'".
La liste exhaustive des publications des actes de colloques,(un outil précieux puisque les tables des matières sont incluses sur le site), la liste des colloques (1987-2001) (certains colloques n'ayant pas été publiés)

1. L’esprit ‘Cerisy’, trait d’union entre deux cultures (1952-1960)

Un esprit, une logique, une philosophie ?
Le témoignage de Jean-Louis Le Moigne
La question de la modernité
La thèse de doctorat de l'auteur sur l'histoire de la cybernétique et de la théorie de l'information
Le colloque à l’origine de l’Oulipo
L'histoire de L'Ouvroir de Littérature Potentielle

2. Sciences et société, des catalyses réussies (1961-1981)

Deux grandes figures des colloques scientifiques : François Le Lionnais et René Poirier
Sur François Le Lionnais et l'Oulipo : Magazine littéraire n°398 de mai 2001.
Le colloque sur l’auto-organisation et la naissance du CREA.
La table des matières des actes du colloque sur l'auto-organisation.
Site actuel du CREACentre de Recherche sur l’Epistémologie et l’Autonomie devenu Centre de Recherche sur l’Epistémologie Appliquée.
Site du CREA tel qu'il était en 1999, avec une présentation différente...
Une lecture de deux livres de Jean-Pierre Dupuy, Ordres et désordres (1982), et Pour un catastrophisme éclairé.

3. Le danger de ce que Henri Atlan appelait « la confusion la plus totale » (1981-2001)

Des colloques en forme d’hommages un peu trop respectueux (Thom- Prigogine)
La table des matières des actes du colloque Thom
La table des matières des actes du colloque Prigogine
Site de Jean Petitot au CREA
J.-M. Lévy-Leblond, « Des mathématiques catastrophiques », Critique, avril 1977, Tome XXXIII, Nº359, pp. 430-441
Jean Bricmont, « Science of Chaos or Chaos in Science ? », Physicalia Magazine, 17, (1995) 3-4, pp.159-208  (en HTML, voir ici pour d'autres formats de cet article également publié dans The Flight from Science and Reason, Annals of the New York Academy of Sciences 775, ed. by P.R. Gross, N. Levitt, M.W. Lewis, The New York Academy of Sciences, New York 1996, pp. 131-175)
De l’union rationaliste à l’abandon du rationnel
Le site de Starhawk, la sorcière invitée à Cerisy en août 2000 (qui revendique son titre de 'sorcière')
Le site de Maud Kristen, voyante invité au même colloque « Cultures : guerres et paix », sous la direction de Tobie Nathan, Olivier Ralet et Isabelle Stengers (elle mentionne ici sa participation au colloque)
Le site au sujet de Bertrand Méheust, spécialiste en ovni, somnambulisme et médiumnité, invité du colloque.
Le cas du colloque Henri Atlan
La table des matières des actes du colloque Henri Atlan

4. Postérité et diffusion

De l’importance de la maison d’édition
Le témoignage de Benoît Peeters

Vers un premier bilan ?


 
 


(les notes de bas de page ne sont que dans la version RTF)
Introduction
1.L’esprit ‘Cerisy’, trait d’union entre deux cultures (1952-1960)
    Un esprit, une logique, une philosophie ?
    La question de la modernité
    Le colloque à l’origine de l’Oulipo
2.  Sciences et société, des catalyses réussies (1961-1981)
    Deux grandes figures des colloques scientifiques : François Le Lionnais et René Poirier
    Le colloque sur l’auto-organisation et la naissance du CREA
3. Le danger de ce que Henri Atlan appelait « la confusion la plus totale » (1981-2001)
    Des colloques en forme d’hommages un peu trop respectueux (Thom-Prigogine)
    De l’union rationaliste à l’abandon du rationnel
    Le cas du colloque Henri Atlan
4. Postérité et diffusion
    De l’importance de la maison d’édition...
Vers un premier bilan ?
 

Introduction

 Avant d’aborder l’histoire des colloques Cerisy, je crois qu’il est important que je me situe brièvement par rapport à Cerisy. Rassurez-vous, je ne vais pas parler de moi pendant longtemps, d’autant plus que ma ‘biographie cersiyenne’, comme disait Jean Ricardou, est nulle. C’est à mes yeux toutefois nécessaire, dans un colloque qui risque de prendre des allures d’auto-célébration.
 C’est par une collègue, Brigitte Chamak, spécialiste comme moi d’histoire des sciences, que j’ai été mis en contact avec Edith Heurgon. Lors d’une réunion préparatoire avec Jean-Pierre Dupuy et Jean Petitot, ce dernier expliquait doctement « ce qu’on veut, c’est que vous expliquiez comment on a rencontré un tel succès. » Mme Chamak a préféré abandonner le projet et j’ai quant à moi répondu que je voulais bien travailler sur l’histoire des colloques scientifiques de Cerisy mais que, n’étant pas historien de cour, il n’était pas question que je verse dans le genre ‘success story’ actuellement en vogue, que ce soit dans les entreprises ou même au sein du CNRS qui édite une belle Revue pour l’histoire du CNRS sur papier glacé en quadrichromie. Je connaissais certains colloques pour avoir étudié dans la préparation de ma thèse de doctorat les actes de ceux qui étaient consacrés aux notions d’auto-organisation ou de complexité. Pour mon intervention, aujourd’hui, j’ai travaillé sur un corpus de huit colloques ayant fait l’objet de dépôts en archives. Je vais les mentionner rapidement pour vous donner une première idée de l’étendue des thèmes abordés à Cerisy, ajoutant à ma liste quatre colloques sur lesquels je n’ai travaillé qu’à partir des actes publiés.
(d’autres colloques qu’on peut classer parmi les colloques scientifiques sont indiqués)
 1/ 1960 : En marge de la Science Nouvelle, direction R. Poirier, Publication Mouton
 2/ 1961: La Vie et la Pensée dans l'Univers, direction F. Le Lionnais, non publié
 3/ 1963: Pensée artificielle et pensée vécue, direction  F. Le Lionnais, non publié
 1964: Le Temps, direction J. Hersch, R. Poirier, M. Souriau, publication Mouton
 1965: La Sexualité, direction    M. Aron, C. Courrier, E. Wolff, publication Plon
 4/ 1970, L'homme devant l'informatique, (1972 10/18 : Révolutions informatiques)
 5/ 1970, La créativité artistique et scientifique (1972 10/18 : Arts et science, de la créativité)
 1980: Regards sur la théorie des Graphes, direction   P. Hansen, D. de Werra Publication, Presses Polytechniques Romandes
 6/ 1981: L'auto-organisation, de la physique au politique, direction   P. Dumouchel, J.P. Dupuy, publication   Seuil
 1981 : Karl Popper et la Science d¹aujourd¹hui, direction R. Bouveresse, publication  Aubier
 7/ 1982: Logos et théorie des catastrophes (à partir du travail de R. Thom), direction  J. Petitot, Publication Patino
 8/ 1983: Temps et devenir (à partir du travail d¹Ilya Prigogine), direction J.P. Brans, I. Stengers, P. Vincke, Editions    Patino
 9/ 1984: Les théories de la complexité (autour des travaux d¹Henri Atlan), direction F. Fogelman, M. Milgram, publication    Seuil
 1985: Dynamique et diffusion de la connaissance scientifique,  direction  S. Diner, G. Lochak, non publié (pas d’archives éposées)
 10/ 1987: Approches de la cognition, direction D. Andler,  publication Gallimard (Folio), 2 éditions
 11/ 1990:  Le continu mathématique, direction J.M. Salanskis, H. Sinaceur, publication Springer-Verlag (pas d’archives déposée)
 1991: Les mathématiques et l¹art, direction M. Loi, publicaiton   Hermann
 1999: Le réel en mathématiques : Mathématiques et Psychanalyse, dirction    P.Cartier, N. Charraud, M. Loi ( à paraître)
 12/ 2000 : Propositions de paix, Revue Ethnopsy, n° 4, avril 2002, dir. T. Nathan, O. Ralet, I. Stengers


 Toujours dans un souci de transparence, je dois encore vous dire avant d’entrer dans le vif du sujet que j’ai complété mes sources avec quelques entretiens et échanges par courriels avec des participants, notamment Daniel Andler pour les sciences cognitives, Henri Atlan pour l’auto-organisation et la complexité, Miora Mugur-Schächter pour un regard extérieur sur la place des mathématiques à Cerisy (notamment lors du colloque consacré à l’auto-organisation) mais aussi Antoine Danchin et Jean-Marc Lévy-Leblond pour un point de vue sur l’ensemble des colloques.

1. L’esprit ‘Cerisy’, trait d’union entre deux cultures (1952-1960)

    Un esprit, une logique, une philosophie ?

 Les colloques dits ‘scientifiques’ qui se sont tenus à Cerisy n’ont en fait jamais été de véritables colloques scientifiques comme une société savante peut en organiser. Ceci n’a rien d’une critique, rassurez-vous. C’est avant tout l’interdisciplinarité qui a régné et qui règne encore à Cerisy dans les colloques scientifiques Cerisy. Même dans l’introduction d’un des colloques les plus techniques, comme celui de 1990 intitulé Le labyrinthe du continu, on lit :
« Son originalité est dans son caractère authentiquement interdisciplinaire. L’interdisciplinarité se construit, par conjonction de talents, contre la dispersion rhapsodique. » (p. iii)
 Nous verrons qu’on peut parfois se demander si cette dispersion rhapsodique n’est pas apparue dans certains colloques – je pense au début des années 80 – mais d’ores et déjà on peut se réjouir de voir que durant cinquante ans, le Centre Culturel International de Cerisy (CCIC) a réussi à créer les conditions d’un dialogue entre différentes disciplines, littéraires ou scientifiques. C’est ce dialogue qui, parfois, à permis la « production d’idées » au sens où l’entendait Alain Touraine, et c’est un point positif indéniable, trait de ‘l’esprit Cerisy’.
 Les colloques scientifiques ont toujours constitué un espace interdisciplinaire de dialogue entre sciences humaines et sciences dites exactes. La logique qui a présidé à l’organisation des colloques a alors consisté à inviter des groupes souvent déjà formés, des « petites sociétés » comme disait Edith Heurgon, avec quelques personnes supplémentaires assez tolérantes pour écouter les représentants d’autres disciplines. C’est ce qu’on pourrait appeler la ‘logique Cerisy’, fondée sur la tolérance mais par forcément sur le consensus. Le développement de projets interdisciplinaires comme ces colloques relève en règle général de la gageure. Aussi doit-on être indulgent lorsqu’on examine les résultats des colloques scientifiques qui se sont tenus à Cerisy. Ces ‘résultats’ sont d’ailleurs d’ordres très différents et il n’est pas facile de les apprécier. Parfois, ce sont des rencontres décisives qui ont lieu, des équipes de recherche qui se définissent, des projets de livres collectifs qui voient le jour… Parfois, la publication des actes permet de produire un ouvrage de référence. Parfois encore, un signal fort est donné, avec par exemple la rédaction d’un manifeste, et même si le contenu des communications ne rencontre pas toujours une grande audience, on peut tout de même parler de succès.
 On ne compte plus les livres essayant de comprendre le gouffre entre les sciences humaines et les sciences dites exactes. Dans les années 50, au début donc des colloques Cerisy, Russell déplorait que ce qu’on nomme généralement la ‘culture’ exclue les sciences. On parlait déjà de ‘culture scientifique’ mais les pages ‘culture’ des journaux ne concernaient, comme aujourd’hui, que les arts, la littérature ou les sciences humaines. Avec la volonté d’élargir la définition de la culture, Russell écrivait :
« (…) on considère – par suite d’un regrettable appauvrissement de la tradition de la Renaissance – que la culture est essentiellement littéraire, historique et artistique. Un homme n’est pas considéré comme inculte s’il ignore tout de l’œuvre de Galilée, Descartes, ou de leurs successeurs. » (Le Courrier de l'Unesco, 1958).
 Un an plus tard, C.P. Snow publiait son célèbre essai, The two cultures. On doit reconnaître aux colloques Cerisy le mérite d’avoir généralement tenté, lors des colloques, de franchir ce gouffre entre les deux cultures.
 C’est d’ailleurs le souvenir qu’en garde Jean-Louis Le Moigne (présent aux colloques sur la recherche opérationnelle en 78, la décision en 1980, l’auto-organisation en 1981, l’œuvre d’Edgar Morin en 1986 ou celle de Friedrich von Hayek en 1999): Le Moigne écrit :
« Ne dois-je pas reconnaître ma chance, en me souvenant que je fus associé à une des premières tentatives d’E. Heurgon voulant ouvrir pragmatiquement Cerisy aux ‘deux cultures’ ? »
 Cette ouverture a été marquée par une ‘philosophie Cerisy’ proche du rationalisme spéculatif qu’on essaiera de mieux cerner plus tard et qu’on peut déjà placer dans la continuité de celle qui animait les décades de Pontigny. C’est ainsi que des scientifiques ont pu côtoyer des religieux comme l’Abbé Morel (qui dirige deux colloques), le Révérend Père Russo ou le dominicain Dubarle, tous invités par Anne Heurgon-Desjardin.
 

La question de la modernité

 Le premier colloque scientifique qui se tient à Cerisy s’intitule « Entretiens en marge de la science nouvelle ». Il y avait bien eu l’année précédente le colloque sur « Genèse et structure » (dirigé par Piaget et Gandillac), ou un colloque portant comme titre « Progrès technique et justice sociale » en 1954, mais celui de 1960 est le premier à aborder directement les sciences.
 Les archives nous sont précieuses pour comprendre l’esprit qui régnait à l’époque car la publication des actes a souvent modifié les propos. Dans l’annonce du colloque, l’épistémologue René Poirier (1900-1995) invitait les participants à réfléchir sur cette question :
« Le sentiment de mystère et de transcendance s’est-il amenuisé ou accru par le progrès de la science, et le matérialisme classique garde-t-il un sens pour nous ? »
 Cette remise en cause du matérialisme au profit d’une philosophie plus spéculative n’apparaît pas dans les actes publiés. On trouve cependant des passages qui relèvent de questionnements analogues
« La science (...) recueillera-t-elle ce qu’il peut y avoir de valable dans la parapsychologie, dans les faits de prémonition ou de communication des consciences ? » (p. 10)
 Aussi n’est-on pas surpris de voir le médecin et biologiste Max Aron (1892-1974) défendre des positions finalistes voire vitalistes dès le premier exposé, intitulé « biologie et finalité » (ceci se passe deux ans après le colloque consacré à Pierre Teilhard de Chardin). Le Père Rousso prend d’ailleurs une part active aux débats qui suivent, tout comme après la communication d’Olivier Costa de Beauregard sur « l’irréversibilité du temps physique » où il est question de « communication entre psychismes habitants des régions de l’univers où l’évolution thermodynamique se ferait (par hypothèse) en sens opposés. » (p. 207)
 Lors de la discussion qui suit l’exposé de Costa de Beauregard, l’astronome Evry Schatzman déclare : « je regrette beaucoup que Prigogine ne participe pas à la discussion, car il s’est beaucoup préoccupé du problème de l’irréversibilité » (p. 220). C’est là à ma connaissance la première mention de l’œuvre de Prigogine et nous verrons tout à l’heure quelle continuité ont peut déceler entre les propos tenus ici en 1960 et ceux que l’on trouve 23 ans plus tard au colloque Prigogine…
 Heureusement, le colloque de 1960 qui nous intéresse ici ne se cantonne pas à ce genre de propos, on y aborde également deux points importants : le rôle des machines à calculer dans les sciences – rappelons que le mot ‘informatique n’est introduit qu’en 1962 – et celui des mathématiques vues comme structures.
 En lisant les discussions, on se rend compte combien la cybernétique marquait les esprits. Cette théorie générale de la commande et de la communication (comme Wiener la définissait en 1948) était alors tout juste introduite en France. Abraham Moles (1920-1992), tout comme Costa de Beauregard d’ailleurs, s’y référaient largement… avec quelques années de retard sur le développement technique, comme en témoigne cet extrait où il affirme :
« Nous savons que la carte chromosomique représente un fichier à cartes perforées définissant un ensemble de caractères susceptibles de variabilités selon qu’on a perforé dans cette case ou qu’on n’a pas perforé. » (p. 71).
Le mérite revient à François Le Lionnais (1901-1984), d’avoir clairement défini les concepts en jeu, ici celui d’information, avec son intervention sobrement intitulée « qu’est-ce que l’information ? ».
 Concernant les mathématiques dans cette époque marquée par le structuralisme, René Poirier affirmait clairement dès l’introduction :
« (…) nos mathématiques, par leur structure, par leur esprit, ne sont plus celles qu’on envisageait au début du siècle. Elles ne sont plus géométriques et intuitives au sens classique, elles sont devenues logico-algébriques, abstraites. Elles sont devenues un langage (…) . » (p. 8)
 Profondément interdisciplinaire, la notion de structure se retrouve au centre d’un passionnant colloque qui se tient juste après celui sur la science nouvelle, en septembre 1960.

Le colloque à l’origine de l’Oulipo

 Ce colloque organisé par François Le Lionnais a pour titre « R. Queneau et une nouvelle défense et illustration de la langue française ». Trois mois plus tard l’Ouvroir de Littérature potentiel est créé et les historiens s’accordent pour voir dans le colloque de Cerisy le moment fondateur. Je me suis demandé si je devais inclure ou pas ce colloque dans les colloques scientifiques mais après tout, une belle brochette de mathématiciens étaient présents autour de François Le Lionnais et les liens sont réels entre l’OuliPo de Queneau et le groupe Bourbaki. Ce mouvement littéraire, d’abord né sous la forme d’une société secrète comme le groupe Bourbaki, s’unifiait autour de la notion de contrainte, directement dépendante de la structure de la langue.
 S’il l’on peut parler de ‘colloque de Cerisy scientifique’ pour cette rencontre, c’est sans doute parce qu’il s’agit là de la naissance d’un projet interdisciplinaire réussi, l’OuLiPo ayant eu des influences dans les domaines artistiques ou littéraires les plus divers. Il s’agit toutefois d’un colloque où les sciences ne sont pas mises en rapport avec la société, contrairement à ce qui se passera durant la période suivante, 1961-1981.
 

2.  Sciences et société, des catalyses réussies (1961-1981)

Deux grandes figures des colloques scientifiques : François Le Lionnais et René Poirier

 Les noms de François Le Lionnais et René Poirier ont déjà été mentionnés puisqu’ils sont les deux premiers organisateurs des colloques scientifiques. Véritable humaniste, à la fois artiste, comme il aimait se désigner, mathématicien, magicien, ingénieur, écrivain et joueur d’échecs, le premier est bien connu en sa qualité de cofondateur de l’Oulipo. Il était l’adjoint de Pierre Auger à la division des sciences de l’Unesco, ce qui lui permit par exemple d’obtenir le soutien de l’UNESCO pour co-organiser la première conférence européenne de cybernétique, à Namur en 1956. En cette année-là, son complice René Poirier était élu à l’Académie des sciences morales et politiques. Ce philosophe (reçu premier à l’agrégation en 1922) dirige en 1964 le colloque sur ‘le temps’ et sept ans plus tard celui consacré à ‘Bachelard’. Tous les colloques qu'il a organisés ont été publiés, ce qui était assez rare (16 sur 50 sur la période 1952-1966, soit 1 sur 3 contre 3 sur 4 sur la période 1967-1980).

 Le Lionnais, quant à lui, organise deux colloques importants pour la période qui nous occupe ici, tous deux non publiés. Le premier, « La vie et la pensée dans l'univers » : s’intéresse comme le dit le texte introductif que l’on peut consulter en archives, au moment où « le problème de la pluralité des mondes habités entre dans le domaine de la Science positive. » On retrouve à ce colloque Rémy Chauvin alors au Laboratoire d’éthologie expérimentale de Bures-sur-Yvette, aujourd’hui encore chef de fil du spiritualisme, avec une intervention dont le titre n’étonnera personne : « A la recherche de la pensée dans l'univers. »

 En 1963, Le Lionnais organise un autre colloque dans le même esprit, « Pensée artificielle et pensée vécue », également non publié. On y retrouve deux autres membres fondateurs de l’Oulipo, Raymond Queneau et Jacques Duchateau. La cybernétique apparaît là encore très présente et Le Lionnais se fait son évangélisateur : « Entre la crédulité naïve, le snobisme, le sensationnalisme des uns et les dénégations systématiques et l’opposition systématique des autres, la Cybernétique poursuit son chemin vers des réalisations que l’homme moderne ne peut ignorer. »
 Cet « homme moderne » est également celui qui, dans un colloque que Le Lionnais a cette fois réussi à publier, se retrouve « devant l’informatique » : le titre de ce colloque qui a lieu en juillet 1970 est précisément « L’homme devant l’informatique » et Le Lionnais effectue à nouveau, comme pour le colloque de 1960, un grand travail de clarification, voire de démystification, au sujet de ce qu’on est en droit d’attendre des Révolutions informatiques (titre des actes).
 Dans les listes d’inscription à ce colloque sur l’informatique, on note la présence d’une jeune femme qui connaît bien les lieux : « Mlle E. Heurgon », présentée avec la mention « Doctorat de 3ème cycle en mathématiques, Inspecteur à la RATP. » Comme elle l’écrit elle-même dans le catalogue de l’exposition De Pontigny à Cerisy - Un siècle de rencontres intellectuelles, elle a tenu à partir du moment où elle a assuré la co-direction du Centre à « privilégier la modernité », suivant en cela la voie tracée par François Le Lionnais. Des théories déjà bien implantées à l’étranger ont ainsi pu connaître une plus large diffusion en France. Après la cybernétique et l’informatique, ce fut le tour en 1978 de la recherche opérationnelle (colloque publié en 1980).
 Cet intérêt pour la science en train de se faire était déjà manifeste lors du premier bilan dressé par Edith Heurgon en 1983 dans le Livre sur les Trente ans de colloques et de rencontres. Edith Heurgon écrivait :

« Nul doute que le secteur qui a connu dans les récentes années le développement le plus vif soit celui des problèmes relatifs à la science d’aujourd’hui et ses enjeux : de la théorie des graphes à la théorie des catastrophes, des problèmes de la décision à ceux de l’apprentissage et de l’auto-organisation, de l’œuvre de Karl Popper à celle qui sera étudiée en juin prochain du Prix Nobel Ilya Prigogine. » (p. 25)
 Voyons ce qu’il en fut au colloque aujourd’hui le plus cité parmi les colloques scientifiques de Cerisy, le colloque sur l’auto-organisation.
 

Le colloque sur l’auto-organisation et la naissance du CREA

 « L’auto-organisation : de la physique au politique ». C’est sous cette bannière que se sont rassemblés des philosophes, sociologues, biologistes ou encore physiciens. Ce colloque est à replacer dans un mouvement politique et intellectuel né à la fin des années 1960, dont le ‘Groupe des 10’ peut être placé à l’origine. Brigitte Chamak a déjà publié un livre sur ce collectif d’intellectuels et d’hommes politiques de gauche (parmi eux Edgar Morin, Jacques Robin et Henri Laborit, rapidement rejoints par Jacques Attali, Henri Atlan puis Michel Rocard) qui ont tenté, de 1969 à 1976, de pallier comme ils se le proposaient « le côté magique de la décision politique » en utilisant les sciences, et plus précisément la « seconde cybernétique ».  Cette appellation un peu racoleuse désigne justement les théories sur l’auto-organisation à prétention inter- sinon pluridisciplinaire, développées au départ par le biologiste Heinz von Foerster (né en 1911), témoin de la naissance de la cybernétique de Wiener (pour avoir été le secrétaire à partir de 1949 des cinq dernières conférences Macy qui, de 1946 à 1953, ont été le lieu principal d’élaboration de la cybernétique).
 Emerveillé par sa rencontre avec von Foerster, ménagée par Ivan Illich (né en 1926) au Mexique en 1976, J.-P. Dupuy (né en 1941) est invité à une réunion du Groupe des 10 et y expose la théorie de l’ordre par le bruit de von Foerster. C’est à partir de ce moment que datent ses contacts avec le biologiste Henri Atlan (né en 1931) qui marqueront l’institutionnalisation en France des recherches sur « l’autopoïèse », appellation de la seconde cybernétique qui impressionne davantage le béotien, surtout lorsqu’on parle avec Maturana et son disciple Varela « d’école chilienne d’autopoïèse ».
 Deux colloques sont alors organisés en 1981 sur l’auto-organsiation, l’un à l’Université de Stanford (en Californie) et l’autre en France… à Cerisy-la-Salle, sous la direction conjointe de l’épistémologue canadien Paul Dumouchel et de Jean-Pierre Dupuy.  Ce dernier dirigeait une action thématique programmée du CNRS sur la « Théorie des systèmes à auto-organisation », structure de financement temporaire, et le colloque de Cerisy a été le catalyseur permettant de créer deux véritables centres de recherche : le Laboratoire de dynamique des Réseaux (LDR) centré sur la modélisation mathématique de systèmes physico-chimiques et biologiques, et le CREA : Centre de Recherche sur l’Epistémologie et l’Autonomie (renommé en ‘Centre de Recherche sur l’Epistémologie Appliquée’ en 1987).
 Plus que les développements sur l’autopoïèse, il semble à la lecture des actes que ce soit surtout l’utilisation massive de métaphores et d’analogies qui ait permis aux représentants des différentes disciplines d’échanger, voire de 'produire des idées'. En ouverture du colloque de Cerisy, Dumouchel et Dupuy prévoyaient déjà une…
« Mise en garde contre la légèreté avec laquelle parfois on fait circuler les métaphores scientifiques, mise en garde contre l’autorité qu’indûment le prestige de la science trop souvent confère. »
Ils ajoutaient immédiatement :
« Il nous est apparu que nul mieux qu’Isabelle Stengers n’était à même de la proférer. Echaudée par le sort qui a été réservé à l’ouvrage qu’elle a publié avec Ilya Prigogine, La nouvelle Alliance, elle ne sait que trop ce qu’il en coûte au scientifique d’apparaître comme un prophète. » (p. 19)
 Isabelle Stengers (née en 1949), représente mieux que quiconque l’unité des colloques qui se sont tenus à Cerisy dans les années 1980 puisque le Colloque Prigogine de 1983 constitue comme nous allons le voir un événement marquant dans l’histoire des colloques scientifiques. Isabelle Stengers allait rapidement devenir membre du CESTA, le Centre d’étude des systèmes et technologies avancées liée par une convention au Groupe science culture d’où avaient émergé le CREA et le LDR.
 L’épistémologue Michel Gutsatz (né en 1948) avait bien tenté dans son allocution au titre en forme de jeu de mots, « Les dangers de l’auto », de mettre en garde contre l’utilisation abusive de métaphores et autres ‘concepts-caméléons’ mais il fut violemment attaqué lors de la discussion, fidèlement retranscrite ou résumée dans les actes. On lit d’ailleurs p. 55 : « Heurgon vole au secours de Gutsatz », ce qui traduit l’ambiance électrique des débats.
 Relisant aujourd’hui ces actes, on se rend compte combien l’élection récente de François Mitterrand avait pu modifier la donne sur le plan institutionnel. Dupuy en parle d’ailleurs lors de la discussion
« Cet événement a paru doter de sens, rétroactivement, toute une série d’événements passés, victoires, défaites, unions, désunions, obstinations, découragements, etc. qui autrement n’en auraient pas eu ou auraient eu un sens totalement différent. Eh bien cette dotation rétroactive de sens, si étrange soit elle au premier regard, n’est pas ce qu’il y a de plus difficile à concevoir dans l’histoire des hommes. Car un programme, au sens cybernétique du terme, réalise fort bien cette apparente inversion de l’écoulement du temps. » (p. 137)
 La cybernétique avait toujours cours à Cerisy et on remarque que vingt ans plus tard, le propos de Dupuy a peu changé. Dans son dernier livre, Pour un catastrophisme éclairé , il entend encore penser le passé à partir du futur, partir d’une certitude de l’événement au lieu d’une probabilité, comme dans le principe de précaution (remis en cause par Dupuy). Le temps du projet est schématisé selon lui par « la boucle avec rétroaction du futur sur le passé ».

 En résumé, on peut dire que le colloque sur l’auto-organisation présente des traits de continuité avec les colloques scientifiques précédents (avec le passage de la ‘première’ à la ‘seconde’ cybernétique) et qu’il fut un succès si l’on s’intéresse à l’institutionnalisation des recherches sur l’auto-organisation. La publication des communications avec les discussions, au Seuil (mais nous reviendrons plus loin sur le choix des éditeurs), a de plus permis une large diffusion des actes de ce colloque.
 

3. Le danger de ce que Henri Atlan appelait « la confusion la plus totale » (1981-2001)

 Grâce à l’action d’Edith Heurgon, les années 80  ont marqué l’essor des colloques scientifiques mais pas toujours avec le même succès que pour celui sur l’auto-organisation. Curieusement, les suivants ont été organisés autour de personnalités non seulement encore en vie mais encore présentes et participants aux dits colloques…
 

Des colloques en forme d’hommages un peu trop respectueux (Thom-Prigogine)

Faut-il y voir une reprise d’une tradition inaugurée en 1955 avec la venue de Heidegger ? Toujours est-il que la liste est impressionnante pour les années 80 : d’abord le colloque « Logos et théorie des catastrophes », en 1982, où il est précisé dans le titre « à partir de l’œuvre de René Thom » et qui contient une communication d’Isabelle Stengers sur « la démarche de René Thom », puis le colloque « Temps et devenir, à partir de l’œuvre d’Ilya Prigogine » en 1983, le colloque sur « Les théories de la complexité, autour de l’œuvre de Henri Atlan » en 1984, la même année que le colloque Bateson où il est encore question de cybernétique et durant lequel Isabelle Stengers nous apporte cette fois-ci « Une lecture de Bateson », puis encore un colloque « Arguments pour une méthode, autour d’Edgar Morin », en 1986. Des statistiques à partir des données publiées par Edith Heurgon montrent d’ailleurs que l’organisation de colloques autour de personnalités et en leur présence est une tendance forte.
L’actuel directeur du CREA, Jean Petitot (né en 1944), est l’organisateur du colloque sur l’œuvre de René Thom (né en 1923) et il fait également partie des intervenants lors du colloque Prigogine. Il parlera juste après moi et je pense qu’il sera plus à même que moi d’aborder plus en détail ces deux colloques sur le fond.

 Au colloque René Thom, on remarque que c’est le mathématicien qui fait lui-même l’exposé introductif et assure seul les conclusions. Les sept parties du colloque ne reflètent à aucun moment les vives controverses qui ont accompagné le développement de la théorie des catastrophes. Aucune discussion n’est d’ailleurs rapportée dans l’ouvrage qui n’est qu’une compilation des contributions présentées. Rappelons alors pour faire bonne mesure quelques écrits d’un physicien philosophe qui comme les colloques scientifiques de Cerisy, a beaucoup œuvré pour le rapprochement des deux cultures, Jean-Marc Lévy-Leblond.  Le rôle du mot ‘catastrophe’ est assez intéressant car on peut le rapprocher de celui joué par le mot ‘autopoïèse’. Lévy-Leblond note avec raison qu’on devrait appeler plus sobrement la théorie des catastrophes ‘Théorie des changements de forme’, puisque Thom écrit : « ces changements de forme qu’on appellera catastrophes ». D’un point de vue épistémologique, la nostalgie aristotélicienne de Thom le conduit à proposer une utilisation herméneutique de la théorie des catastrophes. Il affirme « Elle seule peut assurer à l’interdisciplinarité une base rigoureuse: il n’est pas déraisonnable d’en attendre une renaissance de la ‘philosophie naturelle’. »
 On comprend dès lors, avec cet éloge de l’interdisciplinarité, comment la théorie des catastrophes a pu s’inscrire dans l’esprit Cerisy. Lévy-Leblond l’avait bien vu, pour les sciences humaines au statut épistémologique mal assuré

« (…) quelle aubaine ce serait si la théorie des catastrophes leur apportait enfin l'outil mathématique attendu, la formulation rigoureuse espérée. » (p. 433)
 Prémonitoire, il annonçait que sans une réelle réflexion sur les liens entre mathématique et langage, « il est à craindre que la théorie des catastrophes ne soit utilisée que comme un gadget conceptuel, placage analogique et alibi mathématique de disciplines en quête de respectabilité. »
  De mon point de vue, ces craintes pourraient aussi être formulées vis-à-vis de la théorie des structures dissipatives d’Ilya Prigogine (né en 1917) et plus généralement de la thermodynamique des processus loin de l’équilibre. Ces travaux ont été couronnés par un Prix Nobel de chimie assez contesté, en 1977, et les laudateurs de son œuvre usent et abusent de ce titre pour parler de leur maître, qui, ne dédaignant pas les hommages, s’était déjà déplacé à New York en 1975 pour soutenir le chef de file de la secte Moon, le ‘Révérend’ Sun Myung Moon, fondateur de l’International Cultural Foundation qui l’invitait pour parler de l’application de ses travaux à l’unité des sciences.
Mais revenons au non moins prestigieux colloque de Cerisy de 1983. Pour les auditeurs curieux, je vous lis simplement le texte de quatrième de couverture du livre issu du colloque car cela représente bien je crois l’ensemble du livre :
« Newton donna, au XVIIe siècle, ses titres de noblesse à la physique des phénomènes répétitifs et réversibles. On sait l’influence qu’il a exercé sur le développement foudroyant du monde contemporain. Cette physique pourtant n’explique pas tout.
 Ilya Prigogine (Prix Nobel de Chimie 1977) fait partie des savants du XXe siècle qui ont lancé la Physique sur de nouvelles voies : celle des phénomènes irréversibles, des fluctuations, des points de bifurcation, des structures dissipatives. Ses travaux constituent une contribution essentielle au développement de la Physique et de la Chimie, mais ils ont aussi la particularité remarquable d’avoir suscité de nouvelles recherches dans des domaines aussi différents que l’Economie,  la Sociologie, la Biologie, et la Philosophie. » (italiques dans le texte original)
 Chacun appréciera la modestie qui marque ce parallèle entre Newton et Prigogine…
 

De l’union rationaliste à l’abandon du rationnel

 Le moment est peut-être venu de prendre un peu de recul par rapport à ces colloques. Dans le résumé que Jacques Derrida a donné pour son intervention, il entendait s’interroger et se demandait au sujet de l’institution ‘Cerisy’ – je le cite – « quels auront été les partis-pris philosophiques de cette expérimentation institutionnelle ». Peut-être aurait-t-il quelque chose à dire au sujet des colloques scientifiques.
 A quel prix peut-on imposer l’interdiscplinarité ? Il semblerait que si les discussions autour de certains thèmes comme l’auto-organisation, le temps ou la notion de structure aient été fructueuses, il n’en fut pas de même lors des colloques sur la théorie des catastrophes ou les structures dissipatives. Dans son livre sur L’irrationnel, le philosophe Gilles Gaston Granger (né en 1920) a proposé une réflexion philosophique à ce sujet, montrant comment La Nouvelle Alliance de Prigogine et Stengers entre l’homme et la nature constituait un abandon progressif du rationnel.
 Si François Le Lionnais faisait partie de l’Union rationaliste, Jean Petitot défend quant à lui le rationalisme spéculatif de René Thom. Dans une lettre qu’il adressait à Jean-Marc Lévy-Leblond le 25 avril 1986 (sur laquelle nous reviendrons au sujet des publications), il écrivait
« Je sais que le rationalisme spéculatif de René Thom se trouve contesté aussi bien par le scientisme positiviste que par le gauchisme épistémologique. »
 Là encore, puisque M. Petitot est parmi nous, je lui laisse le soin de nous préciser sa pensée s’il le souhaite. Concernant l’abandon du rationnel, je voudrais juste dire deux mots du colloque qui s’est tenu en août 2000, « Cultures : guerres et paix », sous la direction de Tobie Nathan, Olivier Ralet et Isabelle Stengers. On peut lire dans l’argument que ce colloque avait « pour enjeu de sortir du ‘grand partage’, comme on dit, entre ceux qui seraient définis en termes de croyance, culture ou traditions, et ceux qui auraient appris à faire la séparation entre l’universel et la particularité ». Pour mener à bien cette noble tâche propre au courant postmoderne, une sorcière était invitée, Starhawk (l’introduction d’un de ses livres est d’ailleurs reproduite dans le recueil). On comprend mieux en consultant son site, www.starhawk.com, comment Mme Stengers a pu grâce à ‘Starhawk’ actualiser les propos qu’elle tenait avec Prigogine dans La nouvelle Alliance publié en 1979 : « Starhawk is the Author of The Spiral Dance, The Fifth Sacred Thing, and other books that link an earth-based spirituality to action to change the world. ». Lors de ce colloque, précisons encore pour un compte-rendu plus complet qu’une après-midi était consacrée – je cite – au « Commerce avec les invisibles ici et là-bas », avec la participation d’une voyante, Maud Kristen, qui vend ses services sous www.maudkristen.com et Bertrand Méheust, spécialiste en ovni, somnambulisme et médiumnité.  Sur la page web de Maud Kristen, on lit cette information publicitaire sous sa belle photo « Elle sera une des invités de Tobie Nathan, Olivier Ralet et Isabelle Stengers au colloque ‘Cultures : Guerres et paix’, organisé au château de Cerisy au mois d’Août 2000. »
 Il n’est pas certain que François Le Lionnais eut apprécié ce genre de publicité pour Cerisy et je comprends Edith Heurgon lorsqu’elle me confiait le 17 mai dernier en me remettant les actes de ce colloque : « Avec la sorcière, Isabelle est allée un peu loin… »

Le cas du colloque Henri Atlan

 Là encore, dans les actes, les discussions sont hélas supprimées. Il n’y a pas de conclusion et l’introduction est faite par Henri Atlan en personne. Ceci dit, les discussions ont été retranscrites et déposées aux archives, ce qui offre un nouvel éclairage sur ce colloque sur « les théories de la complexité ». Dans le débat qui fait suite à son introduction, Atlan reprend la parole et précise en guise d’avertissement méthodologique pour la suite du colloque :
« lorsque nous faisons de la chimie par exemple, ou bien lorsque nous faisons de la biologie, ou lorsque nous faisons de la psychiatrie ou lorsque nous faisons de la sociologie, eh bien je crois que la situation cognitive dans laquelle nous sommes dans toutes ces différentes attitudes là, est différente, et que par conséquent il est illusoire d'essayer de trouver un discours unifié pour parler de toutes ces situations-là; et chaque fois que l'on veut trouver ce discours unifié et bien on tombe dans la confusion la plus totale. » (d’où le titre de cette partie de mon intervention)
 Ce colloque, marqué « colloque CREA » dans l’histoire des colloques scientifiques, comme celui sur les « approches de la cognition » (dirigé par Daniel Andler en 1987), « Philosophie, sciences humaines et études de la cognition » (Andler, 1990), « Les limites de la rationalité et la constitution du collectif » (Dupuy, 1993) ou celui sur la philosophie morale (Dupuy, 1998), est donc à placer dans la lignée de celui sur l’auto-organisation. Cette remarque liminaire de Henri Atlan montre que des précautions ont été prises quant à l’utilisation des analogies et métaphores.
En 1998, à propos des commentaires de ses travaux à Cerisy, il écrivait
« Dans les applications possibles aux sciences humaines, mes travaux étaient plutôt en rivalité avec ceux de Maturana et Varela, comme on peut s’en rendre compte en lisant les comptes rendus du colloque de Cerisy. Mais ils n’étaient pas toujours compris et ont donné lieu a beaucoup de malentendus : par exemple sur le rôle du paradoxe et de la contradiction alors que le formalisme de la théorie de Shannon modifiée en complexité par le bruit servait à résoudre le paradoxe du bruit organisationnel en établissant ses limites de validité et des conditions nécessaires (redondance, fiabilité, etc.). »
 Sur les liens entre entropie et désordre, souvent abordés dans les exégèses des travaux de Prigogine, Atlan prenait encore du recul, précisant :
« Dire que l’entropie mesure un niveau de désordre est trop rapide. L’ordre et le désordre sont appréciés par rapport à des situations données et a des critères multiples (utilité, habitude, régularité spatiale ou temporelle parfois subjective, etc.). L'entropie n'est qu'une mesure d’homogénéité statistique, qui, le plus souvent est perçue à tort ou à raison comme désordre statistique. La relation entre entropie physique et entropie de message de Shannon est formelle dans la plupart des cas. »
 Approuvant la dénonciation par Sokal et Bricmont en 1997 des utilisations abusives des métaphores, il nous confiait :
« Dans le cas de Prigogine c’est pire semble-t-il car lui est évidemment soumis à des interprétations délirantes, dans tous les sens… et quelquefois lui il les cautionne. Parfois même il les précède presque.  (…) La diatribe de Sokal est justifiée. »

4. Postérité et diffusion

 Le colloque sur les théories de la complexité, autour de l’œuvre d’Henri Atlan a été publié au Seuil dans la collection dirigée par Jean-Pierre Dupuy. Ceci a pu faciliter la diffusion des travaux présentés. Dans les documents déposés aux archives, on trouve essentiellement de la correspondance, concernant souvent la publication des actes. S’il  est aujourd’hui difficile de se prononcer sur la postérité des colloques scientifiques de Cerisy, une étude sur l’édition des colloques permet déjà d’avoir des avis extérieurs sur la valeur accordée aux actes au moment de leur publication par des lecteurs qui n’ont pas été invités à Cerisy.

De l’importance de la maison d’édition

 Dans les listes de participants aux colloques, il n’est pas rare de trouver des directeurs de collection. Jean-Claude Guillebaud compte ainsi parmi les participants du colloque sur l’auto-organisation et les actes sont publiés au Seuil dans la collection ‘Empreintes’ qu’il dirige.
 Même si le colloque Atlan est publié dans la collection de M. Dupuy, Guillebaud intervient au nom du Seuil pour revoir à la baisse les droits d’auteurs. Dans une lettre qu’il adresse à Edith Heurgon le 3 avril 1985, il fait état d’un « déficit d’exploitation important » pour le colloque sur l’auto-organisation qui l’amène à modifier les bases du contrat liant le CCIC au Seuil, en faisant passer les droits d’auteur de 10 à 8%.
 Dans le cas où aucun directeur de collection ne se déplace, les choses se compliquent parfois. Après le colloque René Thom de 1982, il y eut au printemps 1986 un échange assez tendu entre Jean Petitot qui en avait assuré la direction et Jean-Marc Lévy-Leblond des éditions du Seuil. La maison d’édition parisienne a refusé le manuscrit en l’état où il lui avait été soumis et les actes ont finalement été publiés en 1989 aux Editions Patiño, à Genève. Les Editions Patino (qui dépendent de le la Fondation Simon I. Patino) sont spécialisées – comme l’atteste leur catalogue – dans les cultures sud-américaines. Cet éditeur a publié deux années de suite, en 1988 et 1989, le colloque Prigogine puis le colloque Thom.
 Le délai de cinq ans entre la tenue du colloque Prigogine et la parution des actes (7 pour le colloque Thom) semble avoir inquiété certains participants. Après quatre ans d’attente, Adolphe Pacault (né en 1918, élu Correspondant à l’Académie des Sciences en 1964 dans la Section de Chimie) se montrait inquiet, espérant tout simplement qu’il n’y aurait aucune publication. Dans une lettre datée du 6 mai 1987 il confesse :
« je m'aperçois à quel point certains aspects sont très largement dépassés. (...). Je crains que la remarque que je viens de faire ne soit valable pour d’autres textes. »
 La communication est finalement publiée avec l’ensemble des autres l’année suivante, aux Editions Patiño.
L’importance des maisons d’édition n’a pas échappé à l’écrivain Benoît Peeters (né en 1956, intervenant par exemple aux colloques sur Barthes et Perec) qui déclare dans son témoignage publié sur le site du CCIC :
« La modernité avait son palais d’été. C’était le château de Cerisy-la-Salle, dont les colloques faisaient d’autant plus rêver qu’ils étaient publiés dès l’année suivante dans la collection 10/18. (…) Jamais pourtant, la magie de cette première décade ne se renouvela tout à fait. Les colloques avaient cessé de paraître dans cette collection de poche qui contribuait à les rendre mythiques, fixant les débats en même temps que les conférences (plus tard, ce ne seraient plus que d’horribles digests, puis les discussions, qui formaient la vraie substance de ces rencontres, disparaîtraient des volumes censés les restituer). »
Dans la publication en 1991 des actes du colloque Atlan (1984), Françoise Fogelman Soulié explique :
« (…) nous avons d’abord tenté de retranscrire les discussions qui ont suivi chaque conférence, mais, devant la richesse du matériel disponible, nous avons dû renoncer : il aurait fallu un ouvrage d’une taille double de celui-ci. »
 'Les limites de la rationalité' (colloque de 1993) ont pu paraître (en 1997) en deux tomes aux Editions La découverte mais sans la moindre mention des discussions… Où est passé l’esprit Cerisy ?
 Enfin, toujours dans le domaine de l’édition, il faut mettre au crédit d’Edith Heurgon d’avoir ouvert l’éventail des publications possibles. Le colloque « Cultures: guerres et paix », qui réunissait comme je l’ai dit autour d’Isabelle Stengers une voyante et une sorcière, a ainsi pu être publié en avril 2002 dans la revue Ethnopsy .
 

Vers un premier bilan ?

 On manque probablement de recul pour comprendre ce qui s’est joué aux colloques scientifiques de Cerisy et encore plus pour saisir l’importance de ces événements. Il ne peut de toute façon pas s’agir pour l’historien de juger mais plus modestement de dégager quelques tendances. Incontestablement, une rupture épistémologique a eu lieu lorsque René Poirier et François le Lionnais ont laissé place à Jean-Pierre Dupuy, Jean Petitot et Isabelle Stengers.
 Si l’interdisciplinarité est demeurée un but important, tout comme les échanges entre les deux cultures, celle des scientifiques et celle de ceux qui étudient la société, il est à craindre que la définition de René Poirier ne soit plus acceptée. Il définissait ainsi l’épistémologie:
«Au sens le plus large, [elle] contient un tableau d’ensemble non seulement des méthodes mais des résultats de la science. Elle dispose ceux-ci rationnellement, en distinguant ceux qui paraissent assurés et définitifs, ceux qui sont vraisemblables, ceux qui constituent simplement des hypothèses. Elle s’interroge sur leur signification et leur valeur réelles. »
 Curieusement, quatre colloques de Cerisy, ceux sur l’auto-organisation, Thom, Prigogine et Atlan, font l’objet de sévères critiques dans un livre récemment publié par la philosophe Dominique Terré, intitulé Les dérives de l’argumentation rationnelle.  Dans son livre sur L’irrationnel, Gilles Gaston Granger épinglait aussi quelques intervenants des colloques Cerisy – et encore ignorait-il qu’un colloque avec sorcière et voyante était en préparation.
 Si la cybernétique avait marqué les collqoues des deux premières décades, c’est peut-être aujourd’hui une forme de postmodernisme qui règne sur certains colloques scientifiques de Cerisy.
 Enfin, je me souviens avoir lu en archives un mémorandum que Jean-Pierre Dupuy avait adressé à Edith Heurgon en préparation du colloque sur l’auto-organisation. Il écrivait qu’il était important de
« (…) doser habilement la participation des conférenciers extérieurs au réseau [les membres de l’Action Thématique Programmée évoquée tout à l’heure] et celle des membres du réseau lui-même. Une solution réside dans le rôle de discussants (sic.), dont l’intervention à la suite d’une conférence proprement dite, peut être substantielle. »
 En ma qualité de « conférencier extérieur », vous comprendrez que je doive à présent laisser la parole à Jean Petitot… Une toute dernière remarque toutefois : les auditeurs désireux d’en savoir plus sur les colloques scientifiques de Cerisy pourront consulter la page web que je leur ai préparée à l’adresse http://cerisy.free.fr
Page mise à jour le 21/9/2002 par Jérôme SEGAL
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